bernardEn Octobre 1977, une cinquantaine de personnes préoccupées par la santé des immigrés en Belgique se réunissent pour échanger leurs expériences, leurs visions et leurs attentes. Bernard Vercruysse, jeune médecin généraliste, est, à ce moment, confronté à l’impossibilité de comprendre les plaintes des patients immigrés. Il voit dans cet espace de rencontre l’opportunité de développer une réflexion collective pour mieux répondre aux besoins de ces populations. Nous saisissons l’occasion de notre anniversaire pour rencontrer Bernard Vercruysse, créateur dans les années 1970 de la Maison médicale du Nord à Schaerbeek et l’un des membres fondateurs de Cultures&Santé.

Dans votre parcours, qu’est-ce-qui vous a amené à fonder le Comité socio-médical pour la santé des immigrés, ancienne appellation de Cultures&Santé?

Je me souviens au tout début de ma pratique, j’étais en consultation. Il y a une femme turque qui arrive chez moi et qui me dit "mal là, mal là, mal là… Certificat". Je trouvais cela bizarre. Ensuite, la patiente suivante entre et dit exactement la même chose. Je me suis très vite rendu compte, étant donné qu'elles ne parlaient pas français, qu’elles avaient appris la phrase "Donnez-moi un certificat". Cette phrase voulait en fait exprimer leur souffrance et le besoin que quelqu’un puisse reconnaître cette souffrance. Ça m’avait fort interpellé. Je pensais qu’elles voulaient m’exploiter mais en fait pas du tout. C’était un problème de compréhension : à la fois sa compréhension de ma pratique et ma compréhension de sa vie et de ce qu’elle demandait quand elle venait chez le médecin. Il fallait donc mener une réflexion sur ce type de situations et éventuellement développer des outils.

Comment est née l’asbl concrètement ?

L’asbl est née à l’initiative du philosophe Philippe De Briey, qui était fort impliqué sur la question des immigrés. Il a rassemblé des gens intéressés par cette problématique. Sans lui, "Cultures&Santé" n’aurait pas existé.

Qu’est-ce que vous y avez trouvé ?

Un lieu de réflexion. J’ai pris beaucoup de plaisir à partager avec les gens qui s’y réunissaient. Par exemple, j’étais très frappé de voir que les personnes issues de l’immigration vieillissaient plus vite que les autres. Elles connaissaient un stress majeur et il fallait trouver le moyen de les aider à se prendre en charge et à avancer. Le fait d’avoir travaillé avec Albert Bastenier [sociologue et premier président du Comité] au sein de l’association a permis d’élargir le spectre de ma pratique et de ne pas rester sur une approche strictement médicale. Grâce à cette réflexion sociologique et anthropologique, j’ai pris beaucoup de plaisir à faire mon métier par la suite.

Est-ce que la notion de promotion de la santé telle qu’on l’entend aujourd’hui (une action sur ce qui détermine la santé au-delà des soins) était déjà présente dans les esprits des fondateurs ?

Oui, c’était déjà présent. Le but était de savoir ce qu’on pouvait faire pour améliorer la santé de ces gens qui vieillissent trop vite. Cependant à l’époque, nous étions surtout focalisés sur les traitements. La dynamique de prévention et de réflexion sur les conditions socio-environnementales de la santé s’est surtout amplifiée par la suite. Nous essayions néanmoins de comprendre pourquoi ils étaient en moins bonne santé que les autres. Quand je faisais mes études, on parlait de "syndrome méditerranéen" en référence aux immigrés qui n’ont pas envie de travailler.

Dans les études de médecine, on parlait de ça ?

Oui, dans les cours, on entendait cela très régulièrement. Certes, le fait que ces personnes vieillissaient plus vite était dû à quelque chose qui nous échappait. Mais, c’est notamment pour essayer de sortir de ces stéréotypes véhiculés à cette époque-là qu’on a créé le Comité.

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Vous vous intéressiez particulièrement à la santé des femmes immigrées. Pourquoi ?

Chez les femmes, les cas étaient plus difficiles à comprendre. Les médecins sont formés dans le but de faire disparaître les plaintes. Pour ce faire, on réalise des examens pour trouver éventuellement des pathologies. Mais, quand le patient continue à venir, cela signifie que la cause reste inchangée. Chez certaines femmes immigrées de première génération que j’ai connues, plus elles consultaient le médecin, plus elles allaient mal. Quand elles ne se sentaient pas bien, elles devaient consulter le médecin pour que leur souffrance soit considérée comme vraie. Mais tant que le fond du problème n’était pas résolu, ces plaintes demeuraient. Ces plaintes qui se manifestaient plus chez les femmes portaient une autre signification qu’un problème physique. Il y avait donc un champ psychosocial que j’étais incapable d’aborder.

Comment se résolvaient ces plaintes perpétuelles ?

Par l’écoute. Tous les patients du quartier disaient que je parlais turc alors que ce n’était pas le cas. Je pense que, quelque part, ils avaient l’impression d’être entendus.

Quelles étaient les activités menées à l’origine du Comité ?

Le Comité a organisé des colloques pour sensibiliser les professionnels à des questions comme le sens de la plainte. Au départ, on pensait que c’était spécifique aux immigrés et puis nous nous sommes rendu compte que cette question des représentations existait chez tout le monde. Il y a également des dispositifs qui ont été mis en place par le Comité tels que les médiatrices sociales. Mais, pour moi, le Comité était avant tout un lieu d’échange pour mieux cerner ce qui se passait dans les consultations.

Quel bilan tirez-vous de l’activité du Comité ?

Il a porté une réflexion sur les dimensions culturelles de la santé qui étaient peu explorées jusqu’alors et qui nécessitaient d’être prises en compte. Cette réflexion a percolé dans les hôpitaux, les mutuelles ou d’autres structures liées à la santé.

Depuis 40 ans, avez-vous l’impression que grâce à l’action de Cultures&Santé et d’autres, on a pu évoluer sur ces questions-là ?

Oui, je pense justement que, sur cette dimension culturelle de la santé, les choses ont évolué et évoluent encore. Avant, cette réflexion n’existait pas. Proposer de la sociologie et de l’anthropologie dans la formation du personnel médical était inimaginable. Ces aspects n’étaient pas considérés comme de la science. Et c’est là que le Comité a joué un rôle. Ce n’est pas en scotomisant toute une série de variables qu’on va devenir plus scientifique. Des associations comme Cultures&Santé servent de mouche du coche, la mouche qui pique le cheval pour qu’il aille plus vite. Bruxelles est devenue la ville européenne où on parle le plus de langues. Il est évident que personne n’est capable de maîtriser la culture de chacun. Il faut donc être capable de travailler dans le domaine de la santé en se disant que probablement il y a certaines dimensions culturelles qui vont nous échapper. Cultures&Santé peut encore endosser un rôle pour faire prendre conscience de ces aspects car il y a très peu d’endroits où une réflexion de ce type peut se faire.

Un mot pour définir Cultures&Santé ?

Innovateur.

Qu’est-ce que vous souhaiteriez à Cultures&Santé pour le futur ?

Qu’elle continue à œuvrer pour inclure les dimensions sociologiques et anthropologiques de la santé au sein du dispositif des soins de santé.

 

Propos recueillis le 5 janvier 2018 à Bruxelles.